Dansles plis sinueux des vieilles capitales, Où tout, même l'horreur, tourne aux enchantements, Je guette, obéissant à mes humeurs fatales, Des êtres singuliers, décrépits et charmants. Ces monstres disloqués furent jadis des femmes, Eponyme ou Laïs ! Monstres brisés, bossus Ou tordus, aimons-les ! Ce sont encor des âmes. Sous des jupons troués et sous de
Dansles plis sinueux des vieilles capitales - Dans une rue de Paris, non loin de l'appartement de Claude-Hélène et de Térence, un couple d'apparence ordinaire, des travaux de rénovation mettent au jour un mur aveugle et noir. Claude- Hélène le connaît par coeur : c'est elle qui l'a conçu, il y a quinze ans, quand elle a inventé le concept de micro-intervention urbaine.
Aprèsquoi, certes, les vieilles capitales aux plis sinueux sont beaucoup plus faciles à comprendre. Le plus obtus des barbares y trouvera son chemin aussi bien que Baudelaire. Quoi de plus simple que Pompéi après l’éruption du Vésuve, que Hiroshima après la bombe atomique ? Le français est une vieille capitale, pleine de plis sinueux
Français ·Variante de crobard. Quant au croquis, il l’a intitulé « élévation », comme un crobar d’archi. — (Sylvie Taussig, Dans les plis sinueux des vieilles capitales, 2012)
Dansles plis sinueux des vieilles capitales, Oui tout meme l'horreur, tourne aux enchantements, Je guette, obeissant 'a mes humeurs fatales, Des etres singuliers, decrepits et charmants. Ces monstres disloques furent jadis des femmes, Eponine ou Lais!-Monstres brises, bossus Ou tordus, aimons-les! ce sont encor des ames. Sous des jupons troues et sous de
vmari. Baudelaire lui dédie le poème rêve parisien ». 2 Place du thème dans l’ uvre baudelairienne Ce thème suit une lente maturation. -> Tardif et à peine ébauché dans la première éditi on de 1857 dans Spleen et idéal , nous pouvons relever le soleil », le crépuscule du soir », le crépuscule du matin » dans Le vin , nous avons le vin des chiffonniers Ajout des dix poèmes des Tableaux parisiens en 1861 -> Autre poème en 1868, recueillement » Ce thème sera par la suite largement développé dans les poèmes en prose Le spleen de Paris 1862. Un thème clé de la sensibilité baudelairienne Ce thème s’articule avec d’autres thèmes essentiels -> Avec l’amour ex à une passante ». > Antagonisme avec le thème de la nature. Baudelai re la hait L’Art est supérieur à la Nature ». , re fuse les éléments naturels jamais de description ; chez lui, la nat ure reflète toujours un état d’âme, c’est un temple Correspondances » ; il préfère l’artifice au sens fort et n’a de go tt que pour le paysage urbain qui est un anti-natur e. Baudelaire ne veut pas pour autant la modernisation de la ville telle qu’Haussmann la conçoit le vieux Paris n’est plu s » la forme d’une ville Change plus vite, hélas! ue le c_ur d’un m ortel », le cygne ». 2 OF s st Justement lié à l’industrialisation de Paris. Dans la ville, le Spleen devient presque palpable Spleen LIX. Le c hangement de la ville s’oppose à l’immobilisme de I a mélancolie tout en l’accentuant. Il REGARD SUR LA VILLE LE PAYSAGE URBAIN 1 La Ville Le paysage urbain idéal est froid importance des miroirs, décors, façades ; règne du minéral, de l’i nanimé voir les poèmes paysages », rêve parisien » ; Enivrante mon otonie Du métal, du marbre et de l’eau’ r -> Rêve d’un architecte urbaniste qui banniraient t out élément naturel de sa composition, sorte d’arch tecture de l’esprit permettant l’évasion. Mais dans rêve parisien », le poète finit par se réveiller et retrouver la réali 2 La ville réelle un chaos vivant a Le règne de l’incongru. La ville est le lieu de tous les possibles, chaos, voisinages étranges, règne du caprice, du zig-zag, règne du brouillage pluie, brouillard, brume. Ex les petites vieil les » plis sinueux des vieilles capitales » ; Le cygne » bric-à-brac confus ». Règne de l’angulaire, même pour les habitants voir les sept vieillards’ -> vieillard cassé » et non voûté ». Les ieilles sont des monstres disloqués les petites vieilles » -> êtres qui se soumettent au caractère anguleux du paysage. b Un chaos qui reste vivant Chaos des vivantes cités » 3 S vieilles » stérile mais son agi tation finit par créer une fécondité seconde. Ruptures, explosions, angles dro its déchiquètent le paysage et conduisent ce bric- -brac à sa fin naturelle le tas d’ordure, l’informe. Mais au r de ce dernier se révèle une nouvelle fécondité labyrinthe fangeux où l’humanité grouille en ferments orageux »; lieu s ordide qui se prête au sublime, au rêve paysage » Dans les plis sinueux des grandes capitales Où tout, même l’horreur, tourne aux enchantements » Les petites vieilles. e bizarre, l’ordure se trouve stylisés par le verb e poétique. Ill REGARD SUR LA VILLE LA RENCONTRE DE SOI ET D E L’AUTRE 1 Solitude et multitude Le poète est le solitaire qui contemple la foule ; c’est le flâneur / voyeur, témoin d’existences c ontradictoires luxe / sordide ; laborieux/ oisif ; pureté / infamie. Gr ouillante agitation qui témoigne de la complexité h umaine image-clé de la fourmilière ex dans les petites vieilles » fourmillant tableau » ; dans les sept vieillards , fourmillante cité ». Le regard du poète est double regard du flâneur ponts, Seine, quais, mais aussi regard panoramique crépuscule du crépuscule du matin ». oir’ -> Originalité de Baudelaire l’idée de la solitud e dans la foule ; Le cygne » nous dit son sentiment d’exil dans la 4 OF S le spleen de Paris se double d’un aspe ct bienfaisant l’anonymat qui permet au poète d’oublier son être m 2 La découverte de l’autre -> Rencontre de la solitude avec la multitude ex à une passante ». Le regard du poète n’est pas eulement extérieur, à travers la complexité des visages de la foule, il reconnaît sa propre complexité pur / infâme et s urtout sa propre misère. La misère du poète est en effet l’image de la misère universelle. Son drame Intime prend sa vé ritable dimension dans la foule ; sa souffrance s’intègre à celle de tout un peuple. Sympathie au sens fort, étymologiquement sen tir avec » de Baudelaire pour les laissés pour comp te de la société ; humanité et fraternité envers les petites vieill es », les sept vieillards » frisson fraternel » ; commune inquiétude étaphysique avec les aveugles » ; sollicitude pour les prostituées, les chiffonniers.
Résumé Index Texte Notes Citation Auteur Résumés La foi profonde de Renoir, Monet, Pissarro et Sisley dans le progrès, leur vision positiviste, leur permettent de donner une image parfaitement optimiste de l’espace urbain parisien. Ces pionniers de la modernité », les premiers à représenter sereinement des scènes de la vie contemporaine, sont probablement aussi les derniers à croire en une évolution sans l’instar de Degas ou Manet, Caillebotte est, l’histoire nous l’a prouvé, plus lucide. Le Paris qu’il figure n’est pas un espace saturé de communications ou de foules qui flânent sur les boulevards mais un vide où évoluent des inconnus, étrangers les uns aux autres. La collision et l’hétérogénéité des espaces urbains, l’impossibilité d’en donner une image unifiée, le sentiment de vertige contredisent l’apparente régularité de l’ordre urbain. L’œuvre de Caillebotte nous permet ainsi de percevoir les signes encore discrets de l’inhumanité des métropoles modernes. Le caractère mélancolique de ses toiles indique que la modernité de la ville haussmannienne est déjà perçue avec un regard nostalgique. The deep faith of Renoir, Monet, Pissarro and Sisley in progress, their positivist view, enable them to give a very optimistic view of the Parisian urban space. These pioneers of modernity », the first to represent the scenes of contemporary life, are probably the last to believe in a smooth Degas and Manet, Caillebotte, history has proven, is more lucid. In his paintings, the capital of France is not a space saturated with communication or loitering crowds on the boulevards but a vacuum where walkers are strangers to each other. Collision and heterogeneity of urban areas, the inability to give a unified image, the feeling of dizziness, contradict the apparent regularity of the urban order. Caillebote’s work allows us to see the signs yet discrete of inhumanity of modern cities. The melancholy of his paintings indicates that the modernity of the city transformed by Haussmann is already seen with a nostalgic de page Entrées d’index Haut de page Texte intégral À Hedva et Ze’ev Carmeli. 1C’est un fait connu le terrain privilégié où les impressionnistes posent leur palette se situe au bord d’un fleuve, face au paysage souriant. Souvent, même quand ils traitent l’espace urbain, ce sont les espaces verts qu’ils affectionnent. Mais pas de n’importe quelle ville. Certes, Pissarro exécute une suite impressionnante de vues du Havre et de Rouen. Rouen, où Monet peint également sa fameuse série de cathédrales. Cependant, ces escapades restent limitées par comparaison avec leur fascination pour la capitale qui se modifie sous leurs yeux. De fait, les années 1870 sont un moment historique, où l’organisation de Paris trouve son prolongement dans ce mouvement pictural. Au cours de cette période de consolidation de la société bourgeoise dans la ville moderne, qui se cristallise autour du mythe de Paris, capitale de l’Europe, deux événements font date 1872 voit la fin de la restructuration de Paris, opération d’une ampleur considérable entreprise par Haussmann, préfet de police de Napoléon III ; deux ans plus tard, la première exposition impressionniste ouvre ses portes. Simple coïncidence ? Risquons une hypothèse et si les impressionnistes, qui se sont surtout illustrés dans le genre du paysage, avaient aussi été les premiers peintres officiels de la ville haussmannienne ? 1 Pissarro écrit en 1897 à son fils, Lucien Ce n’est peut-être très esthétique, mais je suis ench ... 2 Nos artistes doivent trouver la poésie des gares, comme leurs pères ont trouvé celle des forêts e ... 3 On ne verra jamais chez eux les plis sinueux des vieilles capitales », C. Baudelaire, Les petit ... 2Quelles furent les motivations d’Haussmann ? Renforcer les nouveaux axes du développement économique, l’ordre public et la rentabilité foncière en créant de grandes artères, en accélérant la construction des gares, en valorisant, enfin, les beaux quartiers ». Les peintres semblent partager cette conception de la modernité1. Caillebotte peint le pont de l’Europe, Monet multiplie les vues de la gare Saint-Lazare, hommage à la richesse du réseau de communications de la capitale2. Les visions plongeantes de Pissarro mettent en valeur la majestueuse perspective du boulevard Montmartre et du boulevard de l’Opéra tout en exaltant la flânerie. Les tons sombres en sont délibérément exclus, la palette éclaircie est comme la célébration d’une architecture qui a horreur du plein et du tortueux3. C’est là une nouvelle image de Paris, une image pittoresque, qui sera reprise ensuite par le cinéma, surtout américain. 3La luminosité de ces tableaux qui figurent les vastes espaces dégagés Les Grand Boulevards mais aussi la Place du Carrousel, le pont des Arts, Saint-Germain l’Auxerrois… vise-t-elle à nous aveugler sur les cicatrices, les considérables résidus de la misère d’une ville qui refait sa toilette ? Toutes les traces du plus imposant chantier du xixe siècle sont ici volontairement effacées, de même que les traces des incendies de la Commune durant la semaine sanglante de mai 1871. La croissance urbaine, conséquence de l’industrialisation et de l’exode rural, semble se résoudre sans peine dans des modèles abstraits où l’ancien centre ville est encerclé par les nouveaux quartiers, dans un mouvement sériel infini qui absorbe les nouveaux arrivants. 4 Kirk Varnedoe, Gustave Caillebotte, Paris, Adam Biro, 1988, p. 88. 4La peinture de Caillebotte ne montre pas d’autres quartiers de la capitale que ses confrères. Comme les autres impressionnistes, il situe ses tableaux dans le cadre de la nouvelle architecture haussmannienne. D’autant plus, que ce choix semble parfaitement naturel il est chez lui. Caillebotte, qui vient d’une famille fortunée, habite dans cet arrondissement pratiquement dès sa naissance. En quelque sorte, il est le sismographe de l’évolution de l’urbanisme parisien. Ses scènes se situent dans cet ensemble incomparablement homogène et sans mélange de la nouvelle apparence que les boulevards haussmanniens avaient imposés un peu partout à Paris… La ville moderne avait des dimensions impressionnantes, une élégance sécurisante et une propreté impeccable. Caillebotte restitue tous ces composants de la modernité et les souligne jusque dans ses personnages qui sont tous habillés à la dernière mode », et, ajoute Kirk Varnedoe, [i]l nous communique aussi une autre sensation, dans un registre tout différent et moins positif »4. C’est que Caillebotte aboutit à partir de thèmes et de techniques relativement similaires à celles d’autres impressionnistes à des visions bien différentes de la ville. 5De fait, quelle étrange modernité que celle de Caillebotte ! Certes, son regard est irrésistiblement attiré par le spectacle des rues de Paris, les scènes de la vie contemporaine. Comme les impressionnistes, il présente au spectateur les réalisations urbaines les plus audacieuses les structures métalliques du pont de l’Europe, les larges boulevards récemment tracés par le baron Haussmann, qui sont un motif récurrent chez le peintre dans les années 1876-1882. Le Paris de Caillebotte serait-il celui de la même capitale de l’Europe que célèbrent tous les impressionnistes ? Les dates importantes de la biographie de Caillebotte recoupent en effet celles des travaux de rénovation de la capitale. À l’âge de dix-huit ans, le peintre s’installe avec sa famille dans une maison élégante, un hôtel particulier de trois étages qu’a fait construire son père, à l’angle de la rue Miromesnil et de la rue de Lisbonne. On est tout près de la place de l’Europe, le dernier quartier construit à la mode, un quartier résidentiel soigneusement planifié, destiné à la grande bourgeoisie. Plus tard, la famille déménage au 77, rue de Miromesnil, à deux pas de la gare Saint-Lazare. Caillebotte se trouve ainsi au cœur de cette partie de Paris qu’il représentera si souvent. L’artiste déménage ensuite dans un appartement situé, de façon on ne peut plus symbolique, sur le boulevard Haussmann. C’est de ce poste de commande » situé au sixième étage que le peintre effectue de nombreuses vues plongeantes sur les rues de Paris. Caillebotte partage ainsi avec les autres artistes l’idée selon laquelle le milieu urbain serait le plus propice à l’observation des nouvelles formes plastiques et où les larges et longues avenues permettent de changer perspectives et points de vue. On pourra même dire que chez lui l’architecture, transcrite avec précision, occupe une place encore plus importante que chez les autres impressionnistes. 5 Présenté à l’exposition impressionniste de 1877, le tableau reçoit un accueil plutôt favorable ... 6 Bertail, Le Soir, 1876. 6Caillebotte fut probablement témoin de la dernière phase de la construction du pont de l’Europe, qui fut inauguré en 1868. Cette vaste construction de fer qui enjambe les rails de la gare St-Lazare a immédiatement fasciné le public. Dès 1867, le Guide de Paris mentionne cette curieuse structure métallique qui étonne par sa forme bizarre et par son immensité ». Le sujet est résolument moderne, à la fois par son architecture en fonte et par sa situation, près d’une gare. Ces cathédrales de l’humanité nouvelle où se déploie la religion du siècle, écrit Théophile Gautier, sont le point de rencontre des nations, le centre où tout converge ». Selon une légende familiale, la fascination de Caillebotte pour le pont de l’Europe fut telle qu’il se fit construire un omnibus de verre afin de pouvoir l’observer et le peindre par tous les temps5. Contrairement aux vues de la gare Saint-Lazare peintes à la même période par Monet Caillebotte en achètera trois versions, où l’écran de fumée obstrue la vision, l’image du pont est très nette. En effet, le peintre ne cherche pas à décomposer le sujet mais au contraire à l’inscrire dans une géométrie inflexible. Le regard est contraint de suivre les principales lignes de composition une série de diagonales qui, dans un effet de pénétration accélérée, convergent vers un point de fuite situé de façon inhabituelle au centre de la toile. M. Caillebotte, écrit ainsi un critique contemporain, si remarquable par son mépris de la perspective, saurait très bien, s’il voulait, faire la perspective comme le premier venu. Mais son originalité y perdrait. Il ne fera pas cette faute6». Le pont de l’Europe 7La perspective est soulignée par les barres obliques, qui constituent un relais entre le grand angle du premier plan et le second plan. Cependant, le peintre joue subtilement sur l’orientation des regards pour contredire la rigidité de la perspective. Un couple de promeneurs s’avance vers le spectateur. Attiré dans la même direction que celui de l’homme, notre regard est progressivement reconduit vers le premier plan, sur le personnage accoudé à la balustrade. Tourné vers sa droite, il nous incite à son tour à fixer notre regard dans une direction perpendiculaire à l’axe du tableau. À ce chassé-croisé oculaire s’ajoute une composition toute en contraste. Contraste entre l’élégance du couple bourgeois et la mélancolie de l’ouvrier ; entre la singularité des figures et la répétition rythmique des croisillons de fer brut ; entre le bleu azur du ciel et le gris métallique des poutrelles. Le pont de Caillebotte est fragmenté, arbitrairement interrompu par le bord de la toile. Chaque personnage est orienté dans une direction différente, les regards ne se croisent pas, les mouvements sont figés. Les individus paraissent artificiellement réunis par la perspective ; la coexistence sociale n’implique pas d’échanges. Temps de pluie, esquisse 7 E. Lepelletier, Le Radical, 1877 8 Kirk Varnedoe, op. cit. 8Toutefois, c’est probablement avec Rue de Paris, temps de pluie 1877 que l’activisme urbain, l’emblème indiscutable de la modernité dans le dernier quart du siècle, est étrangement absent. Le fait est d’autant plus remarquable que ce tableau monumental aux dimensions exceptionnelles 212/276 reste une des œuvres les plus ambitieuses de Caillebotte, avec Le Pont de l’Europe. Nous sommes proches de l’hôtel particulier occupé par l’artiste et sa famille, dans le quartier nommé La Nouvelle Athènes. Cette place en étoile où se croisent la rue de Tourin, la rue de Moscou et la rue Clapeyron, est représentée avec une ampleur presque démesurée du premier plan. Une lumière grise se reflète dans les pavés mouillés. Un couple, grandeur nature, se dirige vers le spectateur, d’un mouvement si déterminé que celui-ci a tendance à reculer. Des personnages isolés déambulent comme des automates. Les parapluies qui protègent les passants de la très légère pluie, fonctionnent surtout comme des abris contre tout contact visuel possible. L’espace, démesurément large, tel que l’œil ne pourrait le saisir que dans l’objectif grand angle » d’un appareil photographique, crée une sensation de vacuité et de vide psychologique. Le regard erre sans pouvoir se fixer de façon définitive. La critique contemporaine ne s’est pas trompée c’est l’œil du spectateur tiraillé en tous sens par les choses de seconde importance... le talent de l’artiste et l’attention du spectateur s’éparpillent également dans cette diffusion7 ». Toutefois, l’étrangeté explicite de cette image s’explique par la tension entre la chorégraphie absurde du ballet des personnages et l’ordonnancement géométrique, qui préfigurent Seurat. Ce tableau se construit sur un signe d’addition géant, partagé en deux dans le sens horizontal par la ligne qui traverse les têtes et suit la base des édifices, et dans le sens vertical par le réverbère et son reflet » écrit justement Kirk Varnedoe8. 9La précision du rendu est presque celle d’une composition abstraite. L’importance accordée, dans les dessins préparatoires, au cadre architectural, à la perspective, méticuleusement exécutée avec une règle, aux esquisses de personnages et de détails, exclut toute idée de hasard, de création spontanée » et s’éloigne souvent de la sommaire facture impressionniste. 9 Ce sentiment d’aliénation est d’autant plus frappant quand il s’agit des scènes d’intérieur. Les qu ... 10Le Paris de Caillebotte n’est pas un espace saturé de communications mais un vide où évoluent des inconnus étrangers les uns aux autres9. La ville du plus parisien des peintres impressionnistes rappelle ainsi davantage la Cité Idéale de Piero della Francesca, espace austère, quadrillé et quasi dépeuplé, que celle de Renoir, Monet ou Pissarro, où les jeux de lumière mettent au contraire l’accent sur l’animation de la foule. Ses images prennent l’allure d’un décor théâtral, où l’homme devient le simple point de repère d’une organisation spatiale méthodique. Le silence, le temps suspendu, l’immobilisation des personnages, tout cela rappelle le moment précédant une représentation. Mais chez Caillebotte, la représentation n’a pas lieu. 11De fait, le peintre ne vise pas simplement à reproduire fidèlement des impressions visuelles. L’arrêt sur image qu’il nous propose détonne à l’époque de la spontanéité impressionniste. Loin de chercher à capter le temps qui s’écoule, l’instantané atmosphérique, la sensation éphémère, la mobilité des êtres, Caillebotte met à nu l’artifice qui se situe à la base de toute représentation. L’étrangeté du spectacle de la rue chez le peintre, la rareté des personnages, les effets de distanciation – le spectateur semble être séparé de l’espace urbain par une vitre qui en étouffe les rumeurs – suggèrent immédiatement que le vrai enjeu du peintre se trouve ailleurs. Plus que le sujet, c’est sa mise en scène qui importe. Mise en scène sophistiquée nécessaire pour obtenir les effets de réel. Les éléments de la composition deviennent des protagonistes à part entière, dans ces toiles qui nous frappent par leur structure souvent incongrue. La violence de la perspective, le refus d’unifier le champ pictural, le point de fuite décentré, la tension contradictoire entre le proche et le lointain, les points de vue déroutants font toute la modernité du peintre. En dernière instance, Caillebotte affirme la nécessaire prééminence du regard lui-même sur le motif. 10 Caillebotte réserve les titres descriptifs mais sans précision de l’angle de vue aux représentation ... 12Caillebotte s’interroge non sur ce qu’on regarde mais sur la façon dont on regarde, sur les conditions de la visibilité. Les titres que Caillebotte donne à ces toiles sont, à ce propos, tout à fait éloquents. Les titres descriptifs, topographiques » Boulevard des Capucines, Boulevard Montmartre, Rue Montorgeuil ou Place Clichy, fréquents chez les impressionnistes, deviennent Rue Halévy, vue d’un sixième étage, Boulevard vu d’en haut, Homme au balcon ou Au balcon tout court. C’est la position du spectateur, souvent inclus au premier plan, qui est déterminante. Le peintre reste avant tout fasciné par le travail du regard dans l’organisation de l’espace pictural, et dans l’introduction de points de vue inhabituels10. Homme au balcon Rue Halévy, vue d’un sixième étage 13Certes, faire du regard le point à partir duquel s’organise l’œuvre n’est pas nouveau. Cependant, la perspective classique visait à assujettir l’espace pictural au point de vue d’un spectateur idéal, de sorte que le tableau se donnait comme un prolongement naturel de l’espace réel. Cet effet est encore observable dans les tableaux impressionnistes, où de longues perspectives centrées semblent s’offrir sans solution de continuité au regard du spectateur. À leur encontre, Caillebotte cherche en permanence à remettre en question cette jouissance tranquille, en interdisant à notre regard un accès passif au champ de la représentation. Montrer explicitement l’activité visuelle déployée par le peintre et le spectateur face au tableau introduit ainsi un trouble dans nos habitudes visuelles. 11 On ne s’étonnera pas de l’importance que prend dans son œuvre la thématique du seuil et du bord ... 12 Jean Bernac, The Caillebotte Bequest to the Luxembourg », The Art Journal,1895, pp. 230-232, 308- ... 14La présence du regard dans l’œuvre de Caillebotte est systématique. Ses personnages, des passants, des flâneurs, des hommes debout au seuil d’une fenêtre ou sur un balcon sont tous absorbés dans le spectacle du paysage urbain11. Certains semblent toutefois se consacrer à une autre activité, qui vient masquer leur préoccupation essentielle. Avec Peintres en bâtiment 1877 la mise en scène est astucieuse. Le titre suggère qu’on aura la description réaliste d’une scène devenue courante dans cette période de rénovation de la capitale alors que Caillebotte nous montre en réalité deux personnages en train de contempler l’enseigne du magasin qu’ils sont censés peindre. Le premier, monté sur une échelle, observe les lettres peintes à quelques centimètres à peine, tandis que le second s’est éloigné afin d’avoir une vision d’ensemble. Dans un dessin préparatoire, l’homme sur l’échelle était présenté avec un bras tendu vers le haut, en train de peindre, alors que dans l’œuvre définitive, les deux personnages ont les bras croisés. La critique de l’époque trouve amusante cette scène de genre » des peintres en bâtiment regardent vaguement le petit travail que, sans nul doute, ils sont loin d’avoir achevé. L’attitude est des plus naturelles, et traduit parfaitement le côté flâneur de l’ouvrier parisien, qui est un brave type, gai et jovial, mais a quelque paresse de tempérament12 ». Une simple plaisanterie ? Et si ces deux peintres en bâtiment ? étaient une mise en abyme de la peinture comme regard ? Les deux hommes ont le même regard fixe, tourné dans la même direction. Absorbés dans cette activité, ils sont comme des allégories de la vision. Curieusement, les lettres de l’enseigne restent indéchiffrables. Ce regard si concentré serait-il aveugle ? Manquerait-il de la distance nécessaire pour donner un semblant d’organisation à la complexité de l’espace urbain ? Peintres en bâtiment 13 Caroline Mathieu, Gustave Caillebotte et le nouveau Paris », in Au cœur de l’impressionnisme, op. ... 15La peinture comme jeu des regards devient pratiquement l’image de marque de Caillebotte. Ainsi, avec Intérieur, femme à la fenêtre, 1880, la femme, figure principale de cette toile, est vue de dos, face une fenêtre imposante, qui remplit pratiquement la moitié de la surface du tableau. Symétriquement, de l’autre côté de la rue, une autre personne, se trouve à sa fenêtre. Cette figure minuscule, que le spectateur découvre seulement en suivant la ligne des rideaux écartés, est comme écrasée par la taille disproportionnée du personnage féminin. La composition obéit au schéma des regards qui se croisent sans se rencontrer. L’impossibilité de déchiffrer le sens de l’œuvre est accentuée par l’enseigne dorée, placée de l’autre côté du boulevard. Cinq majuscules d’or s’installent au centre du tableau et accaparent l’attention du spectateur sans pour autant livrer la nature du lieu qu’elles annoncent. Par contre, nous pouvons facilement imaginer l’atmosphère qui règne dans ces intérieurs, ces images évocatrices du désœuvrement dans ces intérieurs bourgeois que connaît bien le peintre, et qui trouve une résonnance dans la ville abandonnée et silencieuse13 ». 14 Comme souvent, Caillebotte se sert comme modèles des personnes proches de lui. Ici, c’est son frère ... 15 Charles Ephrussi, Gazette des Beaux-Arts, 1880. 16L’effet de distanciation, caractéristique des toiles de Caillebotte, est dû à une séparation marquée entre le champ pictural et le spectateur. La vision est en effet fréquemment détournée nous avons avant tout un point de vue sur un autre point de vue. Le regard ne pénètre pas directement dans l’espace de la représentation, il est relayé par celui d’un personnage au premier plan, dont la seule activité est d’observer. Un des premiers tableaux de ce type, Jeune homme à la fenêtre, date de 1876. Un homme vu de dos, légèrement tourné vers la droite, appuyé sur une rambarde, observe d’une fenêtre une rue presque déserte14. Placé dans un intérieur, ce personnage est protégé du vide par une balustrade de pierre. Le sentiment de vertige, fréquent dans d’autres tableaux de Caillebotte, est ici évité. Pourtant, le spectateur reste sur une impression d’étrangeté. Reprenant un thème courant chez les romantiques, la fenêtre ouverte, ce tableau joue sur le montage » entre le premier et troisième plan pour produire un effet inédit. Caillebotte utilise en effet un mode de composition où le premier plan et l’arrière-plan semblent entrer en collision. Le grossissement du premier plan est si poussé, le bas de la toile est si exagérément réduit la silhouette de la femme sur le bord du trottoir est minuscule, l’effet de raccourci est tel, que l’espace devient irréel. Quel dommage, regrette la critique, que chez Mr Caillebotte, qui a certaines qualités de peintre, les plans successifs n’existent pas, les distances soient supprimées15. Cette technique, qui vient de la peinture japonaise et qu’on nomme la chute du second plan » Shigemi Inaga, 1984, explique l’effet de télescopage spatial » que produisent souvent les toiles de Caillebotte où la réduction de l’échelle dans la profondeur introduit une sensation incongrue. 16 Au-dedans, c’est par la fenêtre que nous communiquons avec l’extérieur… le cadre de la fenêtre, s ... 17 Dans S/Z, Roland Barthe écrit Toute description est une vue. On dirait que l’énonciateur, avant d ... 17Le thème du personnage à la fenêtre devient un motif de prédilection chez l’artiste, qui en propose de nombreuses versions autour des années 1880. Frontière ou seuil entre le dedans et le dehors, la fenêtre suscite, par sa transparence, le regard c’est un poste d’observation privilégié de la réalité extérieure16. De plus, les possibilités de cadrage différent amplifient son rôle d’ échangeur » entre l’espace intérieur et extérieur la fenêtre a ainsi, dans la peinture de Caillebotte, un rôle actif dans la construction du tableau17. En d’autres termes, pour l’art moderne, émancipé de la narration, le cadrage devient à la fois une nécessité et un défi. 18L’augmentation du nombre des étages dans les immeubles de rapport accentue la hauteur et la verticalité du point de vue. Dans un univers où les femmes sont confinées aux intérieurs », ce sont les hommes qui regardent aux balcons, la vogue de ces derniers datant de la période haussmannienne. Ces balcons en corniche permettent d’étonnantes vues plongeantes sur la rue parisienne. Les panoramas peints par Caillebotte sont des visions éloignées que le peintre situe en dehors de la scène représentée. Ainsi avec Homme au Balcon, boulevard Haussmann, de 1880, le point de vue se trouve approximativement à l’endroit habité par le peintre à cette époque, à l’angle de la rue Gluck. Un homme en redingote et chapeau haut-de-forme nous tourne le dos. Son regard traverse le tableau en diagonale, imposant un axe d’orientation au spectateur. 19Daté de la même année, Un balcon montre deux personnages dont l’un se penche sur la rampe du balcon et observe le paysage urbain, tandis que l’autre s’adosse de façon nonchalante à la façade de l’immeuble. Les visages sont flous ; la vue de profil accentue l’anonymat de ces hommes qui ne sont plus que des instruments d’optique. Le regard du spectateur suit une ligne étrangement perpendiculaire à celle, fuyante et accélérée, de la perspective. Comme souvent chez Caillebotte, cette toile joue sur la tension entre un regard qui s’approche et un regard qui s’éloigne. Toutefois, nous ne saurons jamais ici ce que scrutent ces deux regards. La vue sur la rue se perd dans les feuillages. L’événement se situe hors de la toile, de la même façon que le spectateur. Nous restons face à une énigme. 18 Petit ilot de trottoir sur lequel se dresse la forme élancée d’un réverbère, semblable à un phare ... 20Caillebotte poursuit son entreprise de façon systématique. Avec Un refuge, boulevard Hausmann 1880, probablement inspiré par les progrès de la photographie, le regard surplombe un énorme rond-point. L’écrasement de la perspective, la taille minuscule des personnages créent un sentiment de vertige. Situés sur la circonférence de la place, réduits à deux touches noires à peine étoffées par l’ombre de leurs silhouettes, ces personnages semblent placés sur un cadran solaire qui paraît étrangement flotter dans un espace vide18. Inversement, Caillebotte peut faire du point de vue le véritable sujet de son tableau. Dans Vue prise à travers un balcon 1880, le balcon, cet avant-poste d’observation du paysage urbain, se réduit à sa balustrade, qui interpose entre le regard et la ville ses arabesques de métal. 19 A. Joanna, Paris illustré en 1870 et 1877, Guide de l’étranger et du Parisien, Paris, Hachette, 187 ... 21Vu de près ou vu de loin, le paysage urbain de Caillebotte reste toujours intrigant. La vision est ici plus complexe, moins naturelle que celle des impressionnistes. Le regard reste celui d’un bourgeois, contemplant les quartiers de sa classe. Cependant, cette ville n’est pas le lieu idyllique décrit par Monet ou Renoir. Chez ces derniers, les boulevards sont de larges percées dans lesquelles le spectateur est invité à pénétrer. Embellie, la ville se présente comme un monde sans conflit, unifié et cohérent. La foi profonde des impressionnistes dans le progrès, leur vision positiviste, leur permet de donner une image parfaitement optimiste de l’espace urbain. Leurs toiles seront une parfaite illustration de la description que propose le Guide de l’étranger et du Parisien, en évoquant la révolution haussmannienne qui créa avec amour la véritable promenade de l’avenir, le véritable jardin de la nation émancipée, les boulevards19 ». 20 Kirk Varnedoe, op. cit., p. 88. 22Citons pour la dernière fois Kirk Varnedoe qui écrit avec justesse Quand les autres artistes prenaient la ville pour sujet, ils voyaient comme Monet une profusion de formes et de lumières, un paysage grouillant… Là où ces artistes nous montrent une foule bigarrée, Caillebotte nous donne à voir le vide qui s’étire dans des perspectives interminables et n’accueille que des flâneurs isolés. Tandis que d’autres chantent le foisonnement pittoresque, Caillebotte propose laconiquement un échantillonnage sélectif dans le cadre d’un ordre rigoureux20 ». 21 Danielle Chaperon, op. cit., p. 68. 23Les boulevards qui deviennent l’espace social sont le signe le plus visible du triomphe de la bourgeoisie à laquelle appartient Caillebotte. Mais, sa position de peintre, celui qui prend du recul face au visible fait que Caillebotte, comme ses personnages, y appartient sans y adhérer. La question de la bonne distance, ce double mouvement de rapprochement et d’éloignement traverse tout son travail pictural. Le regard qu’il pose sur le regard, cette façon d’entrer dans l’œuvre par procuration, peut-on dire, atteste qu’il fut un étranger parmi les siens, à la fois proche et séparé de tous, de plain-pied au bord d’un vide21 ». 24Face à la ville, à l’instar de Degas ou Manet, Caillebotte est, l’histoire nous l’a prouvé, lucide. La collision et l’hétérogénéité des espaces urbains, l’impossibilité d’en donner une image unifiée, le sentiment de vertige contredisent l’apparente régularité de l’ordre urbain. L’œuvre de Caillebotte nous permet ainsi de percevoir les signes encore discrets de l’inhumanité des métropoles modernes. Le caractère mélancolique de ces toiles indique que la modernité de la ville haussmannienne est déjà perçue avec un regard nostalgique. Dans la ville impressionniste résonnent toujours les échos des sujets de prédilection de ces peintres, les paysages de campagne. Caillebotte, lui, fuira l’inquiétante étrangeté du paysage urbain pour l’harmonie des visions de la nature. Ce n’est peut-être que face à l’étendue illimitée de la plaine La Plaine de Gennevilliers, champs jaunes, 1884 que le peintre atteindra enfin la sérénité. Haut de page Notes 1 Pissarro écrit en 1897 à son fils, Lucien Ce n’est peut-être très esthétique, mais je suis enchanté de faire ces rues de Paris que l’on a l’habitude de dire laides, mais qui sont si argentées, si lumineuses et si vivantes... C’est moderne en plein », Camille Pissarro, Lettres à son fils Lucien, présentée par John Rewald, Paris, Albin Michel, 1950, p. 447. 2 Nos artistes doivent trouver la poésie des gares, comme leurs pères ont trouvé celle des forêts et des fleuves », affirme Émile Zola en 1877. 3 On ne verra jamais chez eux les plis sinueux des vieilles capitales », C. Baudelaire, Les petites villes », Tableaux parisiens, XCI, Les Fleurs du mal, in Œuvres complètes, Genève, 1975, p. 254. 4 Kirk Varnedoe, Gustave Caillebotte, Paris, Adam Biro, 1988, p. 88. 5 Présenté à l’exposition impressionniste de 1877, le tableau reçoit un accueil plutôt favorable M. Caillebotte n’est impressionniste que de nom. Il sait dessiner et peint plus sérieusement que ses confrères », lit-on dans la Petite République française du mois d’avril. 6 Bertail, Le Soir, 1876. 7 E. Lepelletier, Le Radical, 1877 8 Kirk Varnedoe, op. cit. 9 Ce sentiment d’aliénation est d’autant plus frappant quand il s’agit des scènes d’intérieur. Les quelques toiles qui figurent des couples semblent réunir deux personnes étrangères l’une à l’autre, qui se côtoient sans être ensemble. 10 Caillebotte réserve les titres descriptifs mais sans précision de l’angle de vue aux représentations urbaines dans lesquelles le spectacle se situe à la hauteur des yeux. Place Saint-Augustin, temps brumeux 1878 ou La Caserne de la Pépinière 1878 11 On ne s’étonnera pas de l’importance que prend dans son œuvre la thématique du seuil et du bord appuis de fenêtre, pas-de-portes, grilles de balcons, bordures de massif, accotements, débarcadères, marquent la place du peintre ou des personnages qu’il délègue à la contemplations des paysages ou des intérieurs », Danielle Chaperon, Caillebotte, peintre du plain pied, Point de vue naturalistes », Au cœur de l’impressionnisme, Lausanne, Fondation l’Hermitage, 2005, p. 64. 12 Jean Bernac, The Caillebotte Bequest to the Luxembourg », The Art Journal,1895, pp. 230-232, 308-310, 358-361. 13 Caroline Mathieu, Gustave Caillebotte et le nouveau Paris », in Au cœur de l’impressionnisme, op. cit., p. 29. 14 Comme souvent, Caillebotte se sert comme modèles des personnes proches de lui. Ici, c’est son frère cadet, René, mort la même année. 15 Charles Ephrussi, Gazette des Beaux-Arts, 1880. 16 Au-dedans, c’est par la fenêtre que nous communiquons avec l’extérieur… le cadre de la fenêtre, selon que nous sommes loin ou près, que nous nous tenons assis ou debout, découpe le spectacle extérieur de la manière la plus inattendue », Edmond Duranty, La Nouvelle Peinture, Paris, 1876. 17 Dans S/Z, Roland Barthe écrit Toute description est une vue. On dirait que l’énonciateur, avant de décrire, se poste à la fenêtre, non tellement pour bien voir, mais pour fonder ce qu’il voit par son cadre même l’embrassure fait spectacle. Décrire, c’est donc placer le cadre vide que l’auteur réaliste transporte toujours avec lui », Roland Barthes, S/Z, Paris, Seuil, 1970, coll. Points », pp. 61-62. 18 Petit ilot de trottoir sur lequel se dresse la forme élancée d’un réverbère, semblable à un phare au milieu du flot déchaîné par des voitures. Cette île de salut est sans doute l’invention la plus originale et la plus grandiose de l’urbanisme moderne », Camille Sitte, L’art de bâtir les villes l’urbanisme sur ses fondements artistiques, Paris, éd de l’Equerre, 1980, p. 102 19 A. Joanna, Paris illustré en 1870 et 1877, Guide de l’étranger et du Parisien, Paris, Hachette, 1877, p. 44, cité in Julia Sagraves La Rue », Caillebotte, Grand Palais, 1995, p. 144. 20 Kirk Varnedoe, op. cit., p. 88. 21 Danielle Chaperon, op. cit., p. 68. Haut de page Pour citer cet article Référence électronique Itzhak Goldberg, La vision de la ville par les impressionnistes et par Caillebotte », Bulletin du Centre de recherche français à Jérusalem [En ligne], 24 2013, mis en ligne le 20 juin 2013, consulté le 23 août 2022. URL de page Auteur Itzhak Goldberg Itzhak Goldberg est professeur en histoire de l’art à l’Université Jean Monnet, St Étienne. Il se spécialise en histoire de l’art moderne. Il est critique à Beaux Arts Magazine et parmi ses publications principales figurent Jawlensky ou le visage promis, Paris, éd. L’Harmattan, coll. Ouvertures philosophiques », 1998, Le Visage qui s’efface – de Giacometti à Baselitz, Toulon, Hôtel des Arts, 2008 et Installer à paraître, 2013. Il a également publié de nombreux articles dans des catalogues et des de page Droits d’auteur Tous droits réservésHaut de page
Hommage à Dominique Rolin, Le N° 145 de l’Infini, Automne 2019, rassemble sous le titre Dominique Rolin, La vie est une offrande » de précieux textes de l’écrivaine, disparue en 2012. Parmi ceux-ci, la version intégrale des Petites vieilles » de Charles Baudelaire, un poème qui la relie à sa mère, à son enfance. D. R. nous dit ce qu’il représentait pour elle. Ce poème fait partie des Tableaux parisiens, des Fleurs du mal. Il a été mis en musique par Georges Chelon, en 2009. Texte de Charles Baudelaire Les Fleurs du mal mis en musique par Georges Chelon, CD intégral 2009 XCI. - LES PETITES VIEILLES » A Victor Hugo Charles Baudelaire I Dans les plis sinueux des vieilles capitales, Où tout, même l’horreur, tourne aux enchantements, Je guette, obéissant à mes humeurs fatales, Des êtres singuliers, décrépits et charmants. Ces monstres disloqués furent jadis des femmes, Éponine ou Laïs ! Monstres brisés, bossus Ou tordus, aimons-les ! ce sont encor des âmes. Sous des jupons troués et sous de froids tissus Ils rampent, flagellés par des bises iniques, Frémissant au fracas roulant des omnibus, Et serrant sur leur flanc, ainsi que des reliques, Un petit sac brodé de fleurs ou de rébus ; Ils trottent, tout pareils à des marionnettes ; Se traînent, comme font les animaux blessés, Ou dansent, sans vouloir danser, pauvres sonnettes Où se pend un Démon sans pitié ! Tout cassés Qu’ils sont, ils ont des yeux perçants comme une vrille, Luisants comme ces trous où l’eau dort dans la nuit ; Ils ont les yeux divins de la petite fille Qui s’étonne et qui rit à tout ce qui reluit. - Avez-vous observé que maints cercueils de vieilles Sont presque aussi petits que celui d’un enfant ? La Mort savante met dans ces bières pareilles Un symbole d’un goût bizarre et captivant, Et lorsque j’entrevois un fantôme débile Traversant de Paris le fourmillant tableau, Il me semble toujours que cet être fragile S’en va tout doucement vers un nouveau berceau ; À moins que, méditant sur la géométrie, Je ne cherche, à l’aspect de ces membres discords, Combien de fois il faut que l’ouvrier varie La forme de la boîte où l’on met tous ces corps. - Ces yeux sont des puits faits d’un million de larmes, Des creusets qu’un métal refroidi pailleta... Ces yeux mystérieux ont d’invincibles charmes Pour celui que l’austère Infortune allaita ! II De Frascati défunt Vestale enamourée ; Prêtresse de Thalie, hélas ! dont le souffleur Enterré sait le nom ; célèbre évaporée Que Tivoli jadis ombragea dans sa fleur, Toutes m’enivrent ; mais parmi ces êtres frêles Il en est qui, faisant de la douleur un miel, Ont dit au Dévouement qui leur prêtait ses ailes Hippogriffe puissant, mène-moi jusqu’au ciel ! L’une, par sa patrie au malheur exercée, L’autre, que son époux surchargea de douleurs, L’autre, par son enfant Madone transpercée, Toutes auraient pu faire un fleuve avec leurs pleurs ! III Ah ! que j’en ai suivi de ces petites vieilles ! Une, entre autres, à l’heure où le soleil tombant Ensanglante le ciel de blessures vermeilles, Pensive, s’asseyait à l’écart sur un banc, Pour entendre un de ces concerts, riches de cuivre, Dont les soldats parfois inondent nos jardins, Et qui, dans ces soirs d’or où l’on se sent revivre, Versent quelque héroïsme au cœur des citadins. Celle-là, droite encor, fière et sentant la règle, Humait avidement ce chant vif et guerrier ; Son œil parfois s’ouvrait comme l’œil d’un vieil aigle ; Son front de marbre avait l’air fait pour le laurier ! IV Telles vous cheminez, stoïques et sans plaintes, A travers le chaos des vivantes cités, Mères au cœur saignant, courtisanes ou saintes, Dont autrefois les noms par tous étaient cités. Vous qui fûtes la grâce ou qui fûtes la gloire, Nul ne vous reconnaît ! un ivrogne incivil Vous insulte en passant d’un amour dérisoire ; Sur vos talons gambade un enfant lâche et vil. Honteuses d’exister, ombres ratatinées, Peureuses, le dos bas, vous côtoyez les murs ; Et nul ne vous salue, étranges destinées ! Débris d’humanité pour l’éternité mûrs ! Mais moi, moi qui de loin tendrement vous surveille, L’œil inquiet, fixé sur vos pas incertains, Tout comme si j’étais votre père, ô merveille ! Je goûte à votre insu des plaisirs clandestins Je vois s’épanouir vos passions novices ; Sombres ou lumineux, je vis vos jours perdus ; Mon cœur multiplié jouit de tous vos vices ! Mon âme resplendit de toutes vos vertus ! Ruine ! ma famille ! ô cerveaux congénères ! Je vous fais chaque soir un solennel adieu ! Où serez-vous demain, Èves octogénaires, Sur qui pèse la griffe effroyable de Dieu ? * Ma mère, qui était professeur de diction, nous faisait réciter par cœur toutes sortes de poésies, donr les petites vieilles » de Charles Baudelaire. J’ai su ce poème à 12 ans. À 18 ans, je l’ai étudié à fond et il ne m’a jamais quittée. Récemment, tout d’un coup, après une nuit sombre, il m’est revenu intégralement, dans cet intervalle si particulier entre le rêve et le réveil. J’ai pu le murmurer pour moi seule jusqu’au bout, comme il m’était arrivé de le faire très souvent auparavant. C’est tout de même très curieux que ces petites vieilles » aient pu impressionner à ce point l’enfant que j’étais. Mais c’est un fait ce poème m’a laissé des marques violentes et inscrites à vif dans ma mémoire pour toujours. Le côté tragique de l’existence ne m’a pourtant jamais impressionnée, ni la vieil-lesse ni la mort qui réduit l’être humain à une poignée de résidus qu’on enfouit dans la terre comme si cet acte pouvait faire disparaître l’âme des choses de la vie... Je m’y refuse absolument, car cela sonne faux. Je suis sauvée par les poèmes ! Ils sont chargés de cette forme d’existence sans chair, mais riches d’une solidité et d’une possibilité d’action sur le réel sans commune mesure avec le tout-venant de l’existence. Un poème, c’est d’abord une musique qui s’invite sur la terre, dans la voix de ma mère, sur ma peau alors toute juvénile. Au moment de penser à la réalisation de ce livre [1] il est venu s’imposer à moi avec une force et une vérité impossibles à repousser. Il fait partie de mon âme et de mon corps. En vous le lisant à haute voix, je sais qu’il s’intègre aussi à votre âme et à votre corps. Il circule entre nous... Vous qui avez la plume à la main et que je regarde avec affection, moi qui suis dans l’obligation de rendre compte de ma mémoire rythmée par ce poème cruel, terrible et tellement beau. Vous prenez des notes sur ce que je viens de dire, et ce livre que nous construisons ensemble sort comme s’il émanait à la fois de votre peau éclairée par le soleil qui entre dans la pièce et de votre désir d’en faire un bloc original, autant que de ma volonté tendue vers la réussite d’un objet fidèle à ce que je suis. Ce sont nos atouts premiers ! Ce poème est splendide dans la violence même de son rythme, et il faut s’en servir à la manière d’une succession de coups de poing sur la table gui rendraient possible la recréation de cette écriture aujourd’hui. Je rêve à nouveau beaucoup, mais d’une manière plus diluée qu’auparavant... Certains de mes rêves sont horribles. Je perds ma maison, je n’ai plus personne autour de moi, je marche sans savoir où je vais dormir. C’est triste, difficile à sup¬porter... Au moment où je sortais de ma nuit, pourquoi ce poème-là parmi tous les autres a-t-il surgi avec une précision telle que tout est devenu plus rassurant autour de moi ? Je crois qu’il m’incite à me rapprocher de ce côté de la vie que chacun essaie de taire en soi ou d’enfouir dans le rythme de la journée où l’on se sent incapable de l’affronter. A VICTOR HUGO Il n’est pas anodin que Les Petites Vieilles », un des quelques poèmes dédicacés des Fleurs du Mal, soit adressé à Victor Hugo. Ce n’est pas ici au proscrit illustre que Baudelaire rend hommage comme dans Le Cygne », mais bien plutôt au défenseur des humbles et des marginaux, qui n’a cessé de proclamer l’universel droit d’être aimé. Baudelaire ne cache pas que c’est cette charité hugolienne qui imprègne son poème le texte, écrit-il à Hugo en 1859, a été fait en vue de vous imiter riez de ma fatuité, j’en ris moi-même, après avoir relu quelques pièces de vos recueils, où une charité si magnifique se mêle à une familiarité si touchante ». Les petites vieilles » on reviendra sur cet adjectif ont la grandeur des petits que Hugo a célébrée dans ses poèmes, en accord avec le titre du plus long poème des Contemplations Magnitudo Parvi ». Les figures de vieillards sont du reste légion dans l’œuvre de Hugo, le grotesque théorisé par Hugo a sa place dans bien des vers des Petites Vieilles » et, enfin, les méditations de Baudelaire sur la proximité du cercueil et du berceau ont une certaine résonance hugolienne – Hugo n’écrit-il pas dans la préface des Contemplations qu’il peint l’existence humaine sortant de l’énigme du berceau et aboutissant à l’énigme du cercueil » ? Mais l’admiration de Baudelaire pour Hugo est loin d’être sans réserves, et quelque imprégné qu’il soit d’accents hugoliens, Les Petites Vieilles » reste un poème profondément baudelairien. Paris est la capitale infâme » effrayante et captivante que ne cesse de chanter Baudelaire ; le sarcasme se mêle au pathos, sans néanmoins l’annuler ; la transfiguration des petites vieilles répond au projet de faire fleurir » le mal. S’il y a identification avec les petites vieilles », ce n’est pas seulement au nom de la sympathie pour les humbles, c’est parce que ces silhouettes tordues et rampantes sont l’image de ce déclassé dérisoire, de cet être informe et déchu – bien éloigné du mage hugolien – qu’est le poète. Nous étudierons la première des quatre sections du poème, où le portrait des petites vieilles s’ébauche essentiellement à partir de deux éléments à valeur emblématique leur démarche et leur regard. Le poète insiste sur la trouble fascination que les femmes disgraciées exercent sur lui v. 1-7, décrit l’allure désarticulée de ces pauvres êtres cheminant dans la ville v. 8-16 et enfin puise dans leur regard les liens qu’elles entretiennent avec le monde de l’enfance v. 16-36. Les petites vieilles » le titre, malgré sa simplicité, mérite l’attention. […] Au-delà de sa valeur hypocoristique, l’adjectif petite prend un sens profond dans Les Petites Vieilles » d’abord parce que ces fantômes féminins font partie des Petits » célébrés par Hugo une section de la Légende des Siècles s’appellera Les Petits », ensuite parce que la petitesse de ces femmes ratatinées fait l’objet de certaines des plus belles strophes du poème, avec la comparaison de la petite vieille » à une petite fille », et la méditation sur les minuscules cercueils qui seront bâtis pour ces êtres fragiles ». Nicolas Fréry extrait Je suis très âgée, je n’ai plus tellement de temps à vivre. Or, j’aime la vie et je continue à l’aimer malgré le travail de la mort qui est un calvaire. Je perds mon indépendance physique et je dois m’adapter aux difficultés de la dépendance qui affectent ma manière de mouvoir bras et jambes. Mais le mystère, ce n’est pas la mort, c’est la vie qui ne se laisse pas approcher de l’être si facilement, même si l’on arrive comme moi à ce moment où tout va s’arrêter. Jusqu’au bout reste ce besoin d’avoir un corps vivant qui vous double jour et nuit pour vous garder intact. Ce poème est magnifique, parce qu’on a l’impression que Baudelaire porte en lui des messages secrets qu’il transmet dans son œuvre à travers ces vers tordus, méchants, violents... Il y a en effet, surplombant tout, une vitalité et une foi dans la beauté qui existe en parallèle à la brutalité du spectacle de ces petites vieilles » abandonnées dans la ville. Baudelaire nous prévient contre le désespoir. J’estime que quand nous parlons, nous employons des mots beaux, articulés, significatifs, qui sont à la disposition de tout être humain, mais qui n’ont peut-être jamais été employés comme ils le sont en ce moment, alors que le ciel bleuit et que le soleil entre en grand dans mon intérieur... C’est un poème en soi. Lorsque j’ai dû trouver un endroit où vivre à Paris en 1959, j’avais dit à l’agent immobilier, j’exige un appartement qui soit au soleil ». Il m’avait alors répondu avec une épouvantable voix de vendeur de soupe, ah, mais vous savez, le soleil est une denrée rare ! », comme s’il s’agissait d’un luxe absolu. Je suis très sensible aux voix, elles disent tout. Ma mère avait une très jolie voix. Elle avait connu Sarah Bernhardt, dont la voix nous paraît aujourd’hui très datée, et elle gardait des souvenirs très précis de cette intrusion heureuse par le génie de la voix, ce génie de la compréhension cachée d’un poème, parce qu’on ne sait pas toujours ce qu’on lit quand on lit. Baudelaire est un très grand poète qui vit dans son époque, avec ses joies et ses horreurs. Il voit tout, il sent tout. Quand je le redécouvre à voix haute, je retrouve mes sensations intactes et violentes, et c’est déchirant. Au moment des obsèques de Jean-Paul II, je me souviens avoir regardé la céré-monie à la télévision et en avoir été très émue, en éprouvant aussi cette sensation de déchirement. Il faisait plein soleil, pas de vent ni de menaces. Toue était libéré pour le spectacle, avec toute la pompe du Vatican, et posé à même le sol, ce cercueil en bois tout simple, au centre. Il y avait un océan de visages serrés les uns contre les autres, des drapeaux, tous ces habits ecclésiastiques chatoyants dans la lumière, et la beauté surhumaine contenue dans l’âme, le cœur et le corps de celui qui repo¬sait là, comme un pauvre. Je me suis sentie brisée et reconstruite autrement, dans un sens de moi-même que je n’avais jamais espéré. Tout m’était donné et tout était recouvert ce jour-là par la présence charnelle de la foi. C’était la chair de la tendresse pour le Christ, une admiration et une concentration infinies. Au milieu des photographes circulant en grappe, la présence de ce vieux pape arrêtée sur une image splendide comme dans un tableau. Chaque être humain est une direction. Ce que je regardais constituait pour moi seule un acquis que je volais à ma propre mort et un ensemble inaltérable et joyeux. Tout était à prendre. Il s’agissait d’une fête, non seulement religieuse, mais aussi mentale, morale et esthétique. Comme pour un printemps nouveau. J’ai pour m’accompagner, en poésie et dans la vie telle que je la rêve, tout un monde fulminant d’impressions parfois contradictoires... Contre la griffe effroyable de Dieu » de la fin du poème de Baudelaire, la foi en l’amour bagarreur du poète qui éloigne la mort. oOo
Nous avons produit l’analyse du poème Les Petites Vieilles de Baudelaire dans le cadre de l’étude du thème de culture générale du concours de prépas économiques et commerciales ECG. Néanmoins, cette analyse approfondie peut servir l’ensemble des étudiants. Il s’agit en effet d’enrichir sa culture générale aussi bien littéraire que philosophique, avec un extrait d’une des nombreuses oeuvres de Charles Baudelaire. Les petites vieilles de Baudelaire extrait choisi pour l’analyse Retrouve tout d’abord l’extrait des Petites vieilles de Baudelaire que nous t’avons sélectionné I Dans les plis sinueux des vieilles capitales, Où tout, même l’horreur, tourne aux enchantements, Je guette, obéissant à mes humeurs fatales Des êtres singuliers, décrépits et charmants. Ces monstres disloqués furent jadis des femmes, Éponine ou Laïs ! Monstres brisés, bossus Ou tordus, aimons-les ! ce sont encor des âmes. Sous des jupons troués et sous de froids tissus Ils rampent, flagellés par les bises iniques, Frémissant au fracas roulant des omnibus, Et serrant sur leur flanc, ainsi que des reliques, Un petit sac brodé de fleurs ou de rébus ; Ils trottent, tout pareils à des marionnettes ; Se traînent, comme font les animaux blessés, Ou dansent, sans vouloir danser, pauvres sonnettes Où se pend un Démon sans pitié ! Tout cassés Qu’ils sont, ils ont des yeux perçants comme une vrille, Luisants comme ces trous où l’eau dort dans la nuit ; Ils ont les yeux divins de la petite fille Qui s’étonne et qui rit à tout ce qui reluit. – Avez-vous observé que maints cercueils de vieilles Sont presque aussi petits que celui d’un enfant ? La Mort savante met dans ces bières pareilles Un symbole d’un goût bizarre et captivant, Et lorsque j’entrevois un fantôme débile Traversant de Paris le fourmillant tableau, Il me semble toujours que cet être fragile S’en va tout doucement vers un nouveau berceau ; A moins que, méditant sur la géométrie, Je ne cherche, à l’aspect de ces membres discords, Combien de fois il faut que l’ouvrier varie La forme de la boîte où l’on met tous ces corps. Introduction de l’analyse de l’oeuvre poétique de Baudelaire Dans l’esthétique de la laideur, on peut dire que Baudelaire est un précurseur. Aussi, en ce qui concerne la description de la vieillesse, il se distingue nettement de Ronsard voir l’article sur Quand vous serez bien vieille », qui ne perçoit aucune beauté dans les traits d’une vieille femme. Baudelaire offre un portrait assez pitoyable de la vieillesse, tout en mêlant un sentiment de tendresse envers celle-ci. Comment Baudelaire fait-il du corps considéré comme laid, – le corps des vieilles femmes – un objet de beauté ? Alors que Ronsard prévient Hélène qu’aucune vieille femme n’est la Muse des poètes, Baudelaire, lui, dédie un poème à ces créatures qu’il trouve mystérieuses. Il prouve à nouveau la modernité de son esthétisme, et sa rupture avec les codes classique de la poésie les thèmes qu’il aborde est à l’opposé de la tradition. Ainsi, tout en respectant les règles poétiques formelles, Baudelaire choisit de renverser les codes et, littéralement, de créer du neuf avec du vieux. C’est en cela que Les petites vieilles de Baudelaire est une oeuvre très pertinente à étudier pour ta dissertation de CG. Des petites vieilles monstrueuses Au premier abord, le rapport qu’entretient le poète avec les petites vieilles » est ambigu il les compare à des monstres mais invite dans le même temps à les aimer. On peut alors se dire qu’il voit des aspects d’elles que les autres ne voient pas elles sont humaines, elles furent jeunes et belles un jour. Il distingue leur humanité au-delà de leur physique défraîchi. Des femmes ? Les personnages mis en scène dans le poème de Baudelaire sont des petites vieilles », comme si elles n’avaient jamais été caractérisées que par leur âge avancé. De fait, elles furent jadis des femmes » ce qui laisse à penser qu’elles ne disposent plus, effectivement, de leur humanité. Elles se sont transformées en créatures laides que personne ne saurait précisément identifier, et caractérisées par leurs déformations. Elles sont ainsi devenues des vestiges d’un autre temps, des reliques » A tel point qu’elles sont terriblement affaiblies, puisque plus aucune force vitale ne les régit. Les petites vieilles de Baudelaire deviennent presque irréelles, de simples silhouettes ou fantômes débiles » … Ou des monstres ? Baudelaire n’est pas dupe dans son poème le corps des vieilles femmes n’est pas harmonieux, elles ont une apparence monstrueuse ce sont des monstres disloqués » v5, brisés, bossus ou tordus » tout cassés » et même discords » Le poète ne rechigne pas à admettre leur laideur au contraire, il la met en avant. Il peint ainsi des créatures pathétiques et souffrantes. Elles sont proches de la terre, rampent » se traînent » et sont donc plus proches de la boue que des cieux. De la tendresse pour les petites vieilles Les petites vieilles sont des êtres rejetés de la société, que chacun méprise ou tout du moins regarde avec pitié ; ce sont des parias, autrefois membre de cette même société. Elles sont difformes et plus personne ne prendrait de plaisir à les regarder. Pourtant, il existe encore une figure qui les contemple et encense leurs traits c’est le poète. Pas n’importe lequel celui qui a écrit L’Albatros », poème qui décrit le poète comme un être rejeté par tous. Baudelaire n’était en effet pas une personne des plus sociables, et il était lui-même considéré comme laid. Il semble ainsi assez évident de faire le parallèle entre lui et les petites vieilles qu’il décrit et pour qui il ressent de la tendresse. Description froide de créatures indéterminées dans le poème de Baudelaire Le ton du poème paraît très détaché au premier abord. Baudelaire fait comme une description des petites vieilles » à la manière d’un scientifique il les regarde, les observe, les décrit avec des termes crus, terre-à-terre. Il les guette » ces créatures qui rampent » trottent » se traînent », Il étudie leur comportement et se décrit lui-même comme une sorte de scientifique, méditant sur la géométrie » Le ton de ces vers sont encore plus froids et cyniques lorsque l’on voit qu’il portait une réflexion sur la mort prochaine des petites vieilles il établit un parallèle entre lui-même et un géomètre afin d’illustrer la façon dont il considère la forme et la taille du cercueil qui sera offert aux petites vieilles. De fait, le poète s’interroge à propos de ces êtres pendant qu’il les observe. Elles lui semblent ainsi ambivalentes, pleines de contradictions. De nombreuses antithèses les illustrent. Au vers 6 de son oeuvre, Baudelaire les compare à Eponine ou Laïs » Eponine est une femme qui représente la vertu, et Laïs représente le vice ; elles symbolisent à la fois le bien et le mal dans son poème. Cela traduit le caractère ambivalent de la femme, ce que Baudelaire illustre souvent dans ses poèmes à l’instar des petites veilles. Il oppose également l’intériorité à l’extériorité de ces petites vieilles. A l’intérieur d’un corps disloqué, difforme, monstrueux, se trouve en fait une âme » que l’on peut distinguer à travers des yeux divins de la petite fille » des yeux mystérieux » On le sait, les yeux sont le miroir de l’âme » ils expriment sans mots ce qui se cache en profondeur. Grâce aux yeux de celles qui furent des femmes, en apparence laides et vieilles désormais, on peut désormais voir les restes d’une âme d’enfant, prisonnier d’un corps monstrueux. Une description faussement froide de la part du poète Baudelaire invite en fait à la tendresse envers ces créatures malgré leur apparence. Une autre opposition est encore présente dans le poème, qui cette fois discorde avec le ton froid du scientifique le poète balance entre la répulsion, comme on a pu le voir précédemment avec les corps disloqués » et autres adjectifs, et la fascination. Les substantifs et adjectifs sont en effet nombreux enchantements » charmants » … Les petites vieilles ne sont pas que des fantômes du passé, ce sont une source d’inspiration et de fascination pour le poète. Il voit en elles quelque chose qui inspire sa pitié en même temps qu’il a un sentiment de dégoût, puisqu’il arrive à voir au-delà de la carapace de leur corps. De fait, le ton n’est que superficiellement cruel, car on ressent l’indéniable pitié ou charité du poète face à ces créatures aimons-les » divins » … Par ailleurs, il semble ressentir une véritable sympathie au sens étymologique capacité à partager les mêmes sentiments, les mêmes émotions face à ces vieilles qui paraissent être le miroir du spleen que ressent Baudelaire, ce qui nous amène vers notre dernière partie de cette analyse. Le prétexte poétique baudelairien rendre un corps laid en un sujet noble Les petites vieilles, incarnations poétiques de Paris Paris semble ainsi être le lieu parfait pour décrire la laideur selon Baudelaire, le sale à cette époque, la ville sent mauvais, héberge de nombreuses maladies, n’est pas encore rénovée par Haussmann, etc. En effet, il ne faut pas creuser très loin pour observer la comparaison entre les petites vieilles et la ville de Paris. Tout d’abord, la rencontre entre le poète et les petites vieilles se fait dans la ville, espace problématique, entre laideur et envoûtement Dans les plis sinueux des vieilles capitales, / Où tout, même l’horreur, tourne aux enchantements » et 2. Baudelaire la décrit ensuite à l’aide d’hyperboles antithétiques, entre horreur » et enchantements ». Aux enchantements peut aussi se raccorder le domaine du rêve, qu’on peut voir avec les plis sinueux », qui se rapportent à une ville labyrinthique, ou bien aux rides des petites vieilles. Autour du poète, l’espace devient de plus en plus complexe à mesure des descriptions que l’on analyse. La réalité est ainsi présente avec la laideur, la multitude de la foule, les bruits urbains tels que ceux des omnibus. Mais l’imaginaire tend toujours à se battre pour gagner du terrain le labyrinthe, les spectres des petites vieilles, … La réalité urbaine est ainsi transformée en terrain de jeu de l’imagination de Baudelaire, ce qui révèle son intériorité ainsi que son projet poétique. Analyse de la beauté dans la laideur De fait, le poème illustre parfaitement le projet ainsi que l’intériorité de Baudelaire dans l’épilogue des Fleurs du Mal, il écrit Tu m’as donné ta boue et j’en ai fait de l’or ». Le but est de réinventer la beauté, de ne plus se concentrer sur le Beau classique. Le laid, le difforme, le sale sont de nouvelles formes de beauté. Le paysage urbain a ainsi été réhabilité par le poète. Imaginez Paris en 1857 vieille, sale, pauvre, grouillant de monde. Les poètes romantiques surtout, ceux de la génération avant Baudelaire, n’aimaient que les paysages naturels et grandioses. Baudelaire réhabilite ainsi la beauté dans la laideur, et les petites vieilles sont une incarnation de Paris personne ne les trouve belles, elles sont des monstres disloqués » décrépits » Ce poème reflète ainsi la pensée et l’esthétique de la laideur de Baudelaire le laid et le mal sont des sujets poétiques d’où peut venir la beauté Le Beau est toujours bizarre ». Dans la ville d’ailleurs, l’horreur » du lieu tourne aux enchantements » ; et les petites vieilles sont à la fois des créatures décrépits » et charmants ». En effet, pour Baudelaire, ces mots ne sont pas des antithèses ils peuvent aller ensemble sans se contredire. Là est donc toute la modernité de la pensée de Baudelaire la laideur est ainsi son objet poétique phare. Urbanisme, laideur et modernité Toute cette esthétique de la laideur est très nouvelle pour l’époque, et cette volonté témoigne de la modernité de Baudelaire quant à sa vision du beau. Pour le poète, la définition de la modernité tient ainsi en ces quelques mots La modernité, c’est le transitoire, le fugitif, le contingent, la moitié de l’art, dont l’autre moitié est l’éternel et l’immuable. » On retrouve dans cette définition les petites vieilles ce sont des êtres qui vont bientôt mourir, qui ne sont là que temporairement. Au travers de leur description, Baudelaire parvient à tirer l’éternel du transitoire ». En effet, les petites vieilles sont à la fois dans le passé et dans le présent elles sont des vestiges du passé se mouvant dans un paysage urbain bien actuel ; de simples passantes que le poète décrit fugitivement dans son poème. Le poète n’idéalise ainsi pas le réel comme la plupart encore de ses contemporains ou des romantiques. Il fait en effet osciller son poème entre prosaïsme et onirisme. La beauté n’est néanmoins pas totalement absente, elle est transformée c’est une poésie urbaine. Ainsi, Baudelaire dans les petites vieilles, se fait mémoire du présent », quand l’art classique considérait jusque là faire une poésie de l’immuable uniquement. Conclusion de l’analyse du poème Les Petites Vieilles de Baudelaire En conclusion, ce poème a tout pour se distinguer du XVIe siècle, et de la vision de la beauté de Ronsard. Alors que ce dernier ne voit de la beauté qu’en une jeune femme, aux traits physiques apparemment dignes des canons de beauté, Baudelaire se veut plus subversif encore en créant une poétique de la boue. Il décrit en effet dans son poème des petites vieilles, parfois à la manière d’un scientifique froid, mais le plus souvent en manifestant toute la tendresse qu’il voit en ces êtres qui lui ressemblent finalement beaucoup. Le poète met ainsi en œuvre son projet prendre de la boue pour la transformer en or. Baudelaire est ainsi celui qui a transformé le paysage urbain apparemment laid et sale en un sujet poétique beau et fascinant. Les petites vieilles de Baudelaire poème en entier Voici ensuite l’extrait complet des Petites vieilles de Baudelaire À Victor Hugo I Dans les plis sinueux des vieilles capitales, Où tout, même l’horreur, tourne aux enchantements, Je guette, obéissant à mes humeurs fatales Des êtres singuliers, décrépits et charmants. Ces monstres disloqués furent jadis des femmes, Éponine ou Laïs ! Monstres brisés, bossus Ou tordus, aimons-les ! ce sont encor des âmes. Sous des jupons troués et sous de froids tissus Ils rampent, flagellés par les bises iniques, Frémissant au fracas roulant des omnibus, Et serrant sur leur flanc, ainsi que des reliques, Un petit sac brodé de fleurs ou de rébus ; Ils trottent, tout pareils à des marionnettes ; Se traînent, comme font les animaux blessés, Ou dansent, sans vouloir danser, pauvres sonnettes Où se pend un Démon sans pitié ! Tout cassés Qu’ils sont, ils ont des yeux perçants comme une vrille, Luisants comme ces trous où l’eau dort dans la nuit ; Ils ont les yeux divins de la petite fille Qui s’étonne et qui rit à tout ce qui reluit. – Avez-vous observé que maints cercueils de vieilles Sont presque aussi petits que celui d’un enfant ? La Mort savante met dans ces bières pareilles Un symbole d’un goût bizarre et captivant, Et lorsque j’entrevois un fantôme débile Traversant de Paris le fourmillant tableau, Il me semble toujours que cet être fragile S’en va tout doucement vers un nouveau berceau ; À moins que, méditant sur la géométrie, Je ne cherche, à l’aspect de ces membres discords, Combien de fois il faut que l’ouvrier varie La forme de la boîte où l’on met tous ces corps. – Ces yeux sont des puits faits d’un million de larmes, Des creusets qu’un métal refroidi pailleta… Ces yeux mystérieux ont d’invincibles charmes Pour celui que l’austère Infortune allaita ! II De Frascati défunt Vestale enamourée ; Prêtresse de Thalie, hélas ! dont le souffleur Enterré sait le nom ; célèbre évaporée Que Tivoli jadis ombragea dans sa fleur, Toutes m’enivrent ; mais parmi ces êtres frêles Il en est qui, faisant de la douleur un miel Ont dit au Dévouement qui leur prêtait ses ailes Hippogriffe puissant, mène-moi jusqu’au ciel ! L’une, par sa patrie au malheur exercée, L’autre, que son époux surchargea de douleurs, L’autre, par son enfant Madone transpercée, Toutes auraient pu faire un fleuve avec leurs pleurs ! III Ah ! que j’en ai suivi de ces petites vieilles ! Une, entre autres, à l’heure où le soleil tombant Ensanglante le ciel de blessures vermeilles, Pensive, s’asseyait à l’écart sur un banc, Pour entendre un de ces concerts, riches de cuivre, Dont les soldats parfois inondent nos jardins, Et qui, dans ces soirs d’or où l’on se sent revivre, Versent quelque héroïsme au cœur des citadins. Celle-là, droite encor, fière et sentant la règle, Humait avidement ce chant vif et guerrier ; Son œil parfois s’ouvrait comme l’œil d’un vieil aigle ; Son front de marbre avait l’air fait pour le laurier ! IV Telles vous cheminez, stoïques et sans plaintes, À travers le chaos des vivantes cités, Mères au cœur saignant, courtisanes ou saintes, Dont autrefois les noms par tous étaient cités. Vous qui fûtes la grâce ou qui fûtes la gloire, Nul ne vous reconnaît ! un ivrogne incivil Vous insulte en passant d’un amour dérisoire ; Sur vos talons gambade un enfant lâche et vil. Honteuses d’exister, ombres ratatinées, Peureuses, le dos bas, vous côtoyez les murs ; Et nul ne vous salue, étranges destinées ! Débris d’humanité pour l’éternité mûrs ! Mais moi, moi qui de loin tendrement vous surveille, L’œil inquiet, fixé sur vos pas incertains, Tout comme si j’étais votre père, ô merveille ! Je goûte à votre insu des plaisirs clandestins Je vois s’épanouir vos passions novices ; Sombres ou lumineux, je vis vos jours perdus ; Mon cœur multiplié jouit de tous vos vices ! Mon âme resplendit de toutes vos vertus ! Ruines ! ma famille ! ô cerveaux congénères ! Je vous fais chaque soir un solennel adieu ! Où serez-vous demain, Èves octogénaires, Sur qui pèse la griffe effroyable de Dieu ? Te voilà maintenant prêt à analyser convenablement le poème des Petites vieilles de Baudelaire ! Tu peux d’ailleurs retrouver notre article sur la géante monstrueuse de Baudelaire ! Ensuite tu pourras lire notre article sur la mémoire du bonheur bourgeois de Baudelaire.
Au 19è et au début du 20è siècle, les poètes parmi les plus influents se sont appropriés les rues des villes pour en faire surgir les plus beaux vers de leurs recueils. Baudelaire, Verlaine, tous ont su adapter le milieu urbain à leurs styles littéraires qui leurs sont si caractéristiques. La flânerie urbaine était source d’inspiration pour les observateurs de la ville, qui pouvaient alors faire germer à chacun de leurs pas une mémoire dynamique », qui évoluait selon le promeneur et son état d’esprit. Dans La Phrase Urbaine, Jean-Christophe Bailly estime que cette errance propice à l’imagination de la mémoire urbaine et dynamique tend à disparaître, à mesure que les villes nouvelles, les banlieues, forcent le cheminement des piétons et imposent une lecture de la ville qui freine l’imagination. Comment alors retrouver cette flânerie pensive, ce terreau fertile pour une lecture poétique de la ville ? Le RAP Rythm And Poetry serait-il devenu l’alternative urbaine à la poésie romantique du 19è siècle ? Muriel Cayet, Voir naître la ville de son rêve Un renouveau urbain qui inspire les poètes du 19è et du 20è siècle Au milieu du 19è siècle, la ville se réinvente. À Paris, les grands travaux haussmanniens perturbent entièrement la morphologie des villes. À grands coups de percées urbaines », la ville se forge une nouvelle identité. La forme d’une ville change plus vite, hélas ! Que le coeur d’un mortel », éternisait Charles Baudelaire 1821-1867 dans le poème Le Cygne. Pourtant la ville est restée à l’époque cette chose fascinante, qui inspire tant les poètes français. À tel point que certains rédigent des séries dédiées. Parmi eux, le poète maudit, dont le Spleen » le plonge dans un sombre état de mélancolie, a par exemple réalisé dans ses Fleurs du Mal une section Tableaux Parisiens ». La vie et les mystères que la ville abrite alors étaient devenus des sujets à part entière, des symboles du quotidien qui semblaient tant être chargés de symboles, de correspondances qui reflétaient l’âme des habitants qui la faisaient vivre. Dans le recueil de Baudelaire Le Spleen de Paris », le poème Les Fenêtres » révèle bel et bien ce sentiment perçu par le poète quand il vit la ville. Celle-ci devient une source d’inspiration poétique mais surtout source de ravivement personnel. À aimer imaginer la vie des personnes dont il voit le reflet à travers leurs fenêtres, le poète n’a que faire de trouver la vérité, puisque Qu’importe ce que peut être la réalité placée hors de moi, si elle m’a aidé à vivre, à sentir que je suis et ce que je suis ? » Même ce que la société a tendance à répugner, la poésie du 19è siècle savait le remettre en valeur ! D’une mendiante croisée dans la rue, Baudelaire écrivait Blanche fille aux cheveux roux, Dont la robe par ses trous Laisse voir la pauvreté Et la beauté, Pour moi, poète chétif, Ton jeune corps maladif, Plein de tâches de rousseur, À sa douceur ». Baudelaire, À une mendiante rousse Bien qu’alors toujours inspirante, la ville n’a pas toujours été perçue aussi positivement par les poètes de l’époque. Que tu dormes encor dans les draps du matin, Lourde, obscure, enrhumée, ou que tu te pavanes Dans les voiles du soir passementés d’or fin, Je t’aime, ô capitale infâme ! » Baudelaire, épilogue des Petits poèmes en prose Outre ce que la ville transmet symboliquement aux poètes, il semble qu’elle leur fasse également vivre une réflexion profonde et intime sur eux-mêmes. Les poètes s’identifieraient-ils donc à la ville, à ce monde qui foisonne de richesses et qui est source de réflexions poétiques ? Il pleure dans mon cœur comme il pleut sur la ville » se lamentait Verlaine dans son poème éponyme. Le symbole de modernité que représente ainsi la ville, en particulier Paris, apparaissait alors comme étant une source de perceptions intimes, profondément vécues par les poètes entre amour et dégoût. Camille Pissaro, Boulevard Montmartre Quand la disparition de la flânerie tue l’introspection des passants Pourtant aujourd’hui, si la poésie a encore une place dans le monde littéraire, il semblerait qu’elle y soit beaucoup moins importante. En tout cas moins médiatisée. Est-ce que cela signifierait que la ville n’apporte plus l’inspiration qui animait tant les poètes de l’époque ? Est-il encore possible de vivre la ville, de faire s’exprimer la ville sous forme de poèmes ? Gustave Caillebotte, Le Pont de l’Europe Selon Jean-Christophe Bailly, poète français, la raison de cette perte de vitesse en matière de poésie urbaine n’est pas un problème d’inspiration ou de non-inspiration liée à la ville. Dans son livre La Phrase urbaine, il estime en effet que c’est en réalité la manière dont la ville a évolué qui freine la perception sensible de la ville. Avec l’apparition des villes nouvelles et des banlieues, c’est un modèle totalement différent par rapport à nos centres-villes historiques qui surgit. L’espace urbain, chaque coin de rue, est devenu uniquement fonctionnel, et la flânerie n’est guère plus possible. Quand les plis sinueux des vieilles capitales » offraient aux piétons une possibilité infinie de cheminements pour se rendre à un même lieu, les pistes cyclables, les passages piétons rectilignes sont aujourd’hui le couloir monotone des passants dont la direction du regard est presque forcée. D’après Jean-Christophe Bailly, la poésie urbaine naît de la mémoire de ses passants. C’est une mémoire dynamique, une mémoire qui n’est figée ni dans le temps ni dans l’espace. La mémoire des passants donne son âme à la ville, et celle-ci peut devenir une source d’inspiration poétique qui se renouvelle à chaque pas. Mais lorsque les piétons n’ont plus le choix de leurs cheminement, alors la flânerie n’existe plus. Et, justement les villes tendent désormais à se figer dans le temps et dans les mémoires Le patrimoine urbain qui nous est laissé est préservé et mis en lumière aux yeux de tous. Il devient ce que Jean-Christophe Bailly appelle des zones de regards obligés ». La mémoire des lieux, la mémoire des villes en devient par conséquent imposée, et le rapport entre le passant et son environnement connaît ainsi un décalage qui n’était pas présent à l’époque de Baudelaire, de Verlaine et des autres. La mémoire officielle » de nos villes n’est pas adaptée à la société d’aujourd’hui, elle n’est pas adaptée à ses utilisateurs. Le risque est donc de tendre à la fois vers des villes muséifiées, et vers une flânerie mourante, conduisant ainsi à effacer notre propre perception des villes. En d’autres termes, le danger est de ne plus réussir à réaliser d’introspection, de retour intime sur soi auquel la flânerie pouvait venir en aide. Si la flânerie n’existe plus, si l’introspection n’existe plus, alors l’inspiration sensible du phrasé de la ville, inhérente à la poésie urbaine, se meurt également. La lisibilité de la ville est-elle perdue ? Ce constat est-il si alarmant ? Signifie-t-il qu’il n’est plus envisageable de pouvoir lire la ville et s’en inspirer poétiquement ? Sûrement pas. La construction de la ville incite certes ses utilisateurs à emprunter des chemins prédéfinis, sans leur laisser le temps de flâner et de créer une mémoire active de la ville. Mais la contrainte n’est en réalité pas aussi restrictive qu’elle n’y paraît. Si la lisibilité de la ville apparaît aujourd’hui comme étant moins naturelle pour les passants, il semblerait que ces derniers ne fassent de leur côté pas davantage d’efforts pour s’imprégner de la ville, et de la poésie qu’elle peut malgré tout offrir. En effet, comment s’ouvrir à la ville si nos comportements contemporains créent une barrière entre le monde vivant et le monde urbain ? Comment apprécier de nouveau la modernité de nos villes, perchés sur des gyropodes, sur des trottinettes et sous les écouteurs qui ne laissent aucune place au temps de savourer les recoins de la ville, ses lumières, ses sons. Les rues sont devenues cet espaces que l’on traverse à la hâte, sans prendre la peine de se dérober dans les mystérieuses ruelles, sous les vieux porches infatigables, à la recherche du peu de cette modernité qui inspirait tant les Baudelaire et les Verlaine. La perception de la ville s’efface quand la vitesse des passants accélère Aujourd’hui, la construction des villes semble donc en entacher le décryptage et l’inspiration poétique qui en découle. Ajoutez à cela, les passants en semblent de manière générale plutôt déconnectés, ce qui signifie que l’imagination d’une poésie urbaine semble a priori compromise. Mais malgré tout, la source d’émotions existe encore ! Quand la poésie s’adapte à l’urbain Suite à ce constat, il est légitime de se demander ce qu’il pourrait advenir de la poésie. Mais la poésie urbaine, moderne, n’aurait-elle pas à son tour pris une forme plus moderne ? De quelle manière s’est transformée la poésie du 19è siècle, celle du début du 20è siècle, pour s’adapter à notre monde plus vif, plus rythmé par la pression du temps ? L’art qui a repris le flambeau est tout désigné Rythm and Poetry. Le RAP, la mauvaise presse qu’il a pu connaître à son apparition dans les années 90, puis même dans les années 2000, est une preuve irréfutable qu’il s’agit là de la poésie urbaine contemporaine. Les textes à la croisée entre vices personnels et société représentant ainsi le lien entre les deux époques. La différence aujourd’hui est caractérisée par l’évolution des sujets abordés. Si le RAP est la poésie urbaine contemporaine, les sources de dénonciation et de mal-être des rappeurs ont évolué avec la société. Jazzy Bazz par exemple, avec sa référence à Baudelaire dans 64 mesures de spleen, reprend pleinement le thème de la ville pour y exprimer la manière dont il la vit au quotidien, voire à de nouveau s’identifier à elle La ville est tellement grande, j’m’y perds Mais j’aime sa putain d’atmosphère ambiante C’est l’homme qu’a bâti tout cet univers Réuni tous les éléments permettant l’avènement de Lucifer » L’expression poétique liée à la ville est donc bel et bien encore présente. Mais la difficulté aujourd’hui d’en faire surgir des émotions serait donc liée à la difficulté de s’extraire de notre usage devenu trop fonctionnel des rues. La difficulté est de faire l’effort de prendre le temps de flâner, de regarder, d’écouter, de sentir… pour ressentir ce que la ville peut nous dévoiler, en bien ou en mal. C’est à travers cet effort de reconquête de la flânerie, en offrant son corps à la ville que l’inspiration poétique pourra continuer à s’épanouir. MC Solaar, un autre poète contemporain
dans les plis sinueux des vieilles capitales